Apatrides


En 2012 il m’a été confié presque par hasard la construction de la maquette du Camp des Milles.

En me documentant sur l’histoire du camp, j’apprends que l’un de mes photographes préférés, Wols, y a été interné, ainsi que Max Ernst que j’adore, et aussi Lion Feuchtwanger dont j’avais lu quelques livres et qui a raconté son internement dans Le diable en France.Je tombe alors sur un dessin frottage de Max Ernst qui représente deux limes en train de danser avec des yeux de merlan frit dans un nuage de poussière ocre, celle que tous les internés respiraient et qui les hantera longtemps. Le titre : Les Apatrides.

Les structures des bâtiments de la maquette étant terminées, je décide d’y cacher une lime, une petite lime qui avait appartenu à un bijoutier Arménien oncle de Catherine, la mère de mes enfants. J’y dessine des yeux et un sourire et écrit en blanc, Max, Lion, Wols. Je pose les toitures, fais peindre la maquette avec une peinture qui a l’aspect de la peau de pêche et la couleur unie de cette poussière de briques et de tuiles.

Ni vu ni connu personne n’est au courant.

J’avais réalisé en 2007 une photo d’une tranche de pain de seigle bio qui a moisie au point d’être recouverte d’un mycélium uniforme, gris comme un manteau de taupe.

Citation inconsciente d’une peinture que Wols a faite en 1946 ? J’ai alors décidé de faire mon hommage aux inscrits sur la lime.
Le projet restait dans un coin de ma tête.

Le 13 mars 2015 ma mère meurt à l’âge de 94 ans. Je dois poster un certain nombre de courriers administratifs, je prends le métro pour trouver une poste plus fiable et choisis celle de la rue de Montreuil à Paris, à la sortie du métro. Les enveloppes glissées dans la fente je fais quelques pas boulevard Voltaire et je vois sur le rebord d’une fenêtre au rez-de-chaussée trois grosses vieilles limes usagées bien patinées, deux limes plates et une demie ronde, exactement celles dont j’avais besoin. Je continue d’avancer, mais c’est plus fort que moi, je reviens sur mes pas et je les emporte.

« Le diable qui régnait en France était un diable sympathique et bien élevé.
Sa nature satanique se manifestait uniquement dans son indifférence polie vis à vis des souffrances des autres, dans son je-m’en-foutisme, dans son laisser aller, dans ses lenteurs bureaucratiques. »

 Lion Feuchtwanger Le diable en France 1942

« Partout il y avait des débris de brique et de la poussière de briques, même dans le peu qu’on donnait à manger. Cette poussière rouge pénétrait jusque dans les pores de la peau. On avait l’impression d’être destinés à devenir débris de briques. »

Notes d’une biographie Max Ernst 1970

 « Ceux qui rêvent éveillés ont
connaissance de mille choses,
qui échappent à ceux qui ne
rêvent qu’endormis. »

Alfred Otto Wolfgang Schulze dit WOLS
Aphorismes 1944